jeudi 22 janvier 2015

Janvier 1984: "l'oubli" est une trahison

Extrait du livre "Le petit berger qui devint communiste"
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Discours du tyran Hassan II: le dimanche 22 janvier 1984
-http://www.youtube.com/watch?v=JryC7jryPoA
-http://www.youtube.com/watch?v=Fz9OjCimE6U

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"Janvier 1984, nouvelle arrestation
Octobre, novembre et décembre 1983 furent des mois d’intenses activités. En plus de la préparation des cours, il fallait préparer le premier numéro du journal, participer aux activités de l’AMDH, intervenir dans les facultés. La résistance populaire reprenait de l’ampleur, le train de la lutte des classes n’attendait pas les traînards.
Face à la crise économique, au déficit budgétaire, à la crise de l’enseignement, l’Etat décida de supprimer certaines subventions en les remplaçant par des « bons » à distribuer aux pauvres. Ce fut la goutte d’eau qui avait fait déborder le vase. Les pauvres et les étudiants descendirent dans la rue surtout à Marrakech, Kasr kebir, Nador, Tétouan… et ce, à partir du lundi 16 janvier 1984. La direction nationale d’ILAL AMAM appela au soulèvement général contre la tyrannie de Hassan II.
Le régime n’hésita pas à utiliser les grands moyens : chars, hélicoptères,… Les innocents tombèrent par centaines sous les balles des forces de répression. La ville de Casablanca où se tenait le sommet de «l’Organisation de la conférence islamique» (aujourd’hui l’Organisation de la coopération islamique) fut bouclée et quadrillée par les diverses forces de répression.
A partir du jeudi 19 janvier 1984, le soulèvement prenait de l’ampleur, gagnait d’autres régions. Et à partir du vendredi 20 janvier, des tracts d’origines diverses appelaient le peuple marocain à entamer une grève générale à partir du lundi 23 janvier 1984. La baraque du makhzen prenait du feu.
Le dimanche soir du 22 janvier, Hassan II s’adressa à « la nation », il s’en prit à ILAL AMAM, aux islamistes, aux étudiants, aux élèves, traitant les bourgeois de froussards, insultant dans un langage vulgaire les masses populaires, menaça le rifain tout en leur rappelant les massacres de 1958/59 qu’il avait commandés lui-même.
Les masses populaires furent traitées d’awbach (déchets de la société). Malgré la terreur, malgré son langage de guerre, Hassan II annonça la suppression des mesures préconisées quant à la caisse de compensation. On voyait qu’il avait peur. Il devrait lâcher du lest.
A part ILAL AMAM, aucune autre force politique, n’avait osé prendre position pour le soulèvement populaire.
Après avoir écouté le discours télévisé du tyran, l’ex petit berger dit à sa compagne : je dois me préparer pour la prison. On brûla à la hâte ce qu’il fallait brûler. La nuit se passa bien. Le lundi 23 janvier 1984, le frais professeur, avec sa blouse blanche, assistait normalement à la prestation d’une stagiaire quand un chaouch, tout blême, arriva dans la salle et lui dit que le directeur voudrait le voir. Le nouveau prof savait ce qui l’attendait. Il ramassa ses affaires, mit la blouse sur le cartable déposa le tout sur le bureau et quitta la salle. Dans le couloir l’attendaient des policiers en civil. Il fut ainsi embarqué et emmené au commissariat central de Rabat sans formalité juridique aucune. L’arbitraire le plus abject. La répression au Maroc n’a jamais besoin de formalités juridiques : le procureur et le juge ne sont là que pour dire « amen » aux décisions du policier. Ils restent de simples figurants dans des scénarios/films d’horreur.
A l’arrivée, on le fit normalement attendre dans un bureau. Après une demi-heure, il fut introduit dans un spacieux et luxueux bureau où l’attendaient autour d’une grande table 7 ou 8 personnes. Il fut invité à s’assoir. Pas de menotte, pas de bandeau noir.
C’était la séance de «discussion ». Les divers services voulaient « comprendre ». Le policier de mai 1983 était là. L’animosité se lisait sur son visage.
Je résume ici le contenu de la discussion/interrogatoire.
– Police : que pensez-vous de l’invasion d’Afghanistan par l’Union soviétique ? (Cela parait bizarre mais c’était la première question).
– L’interpellé : Je suis contre l’invasion soviétique mais pour moi le véritable problème c’est l’intervention de l’impérialisme, du pakistan et des pays arabes pour soutenir et armer la contre-révolution dirigée par les grands propriétaires terriens afghans qui sont contre la révolution agraire.
– La police : quelle est votre position concernant le Sahara marocain ?
– L’interpellé : Pour moi, le problème est dépassé puisque Hassan II a déclaré à Naïrobi que le Maroc accepte le référendum d’autodétermination.
– Police : pourquoi vous n’avez pas rejoint un des syndicats existants ?
– L’interpellé : avant mon arrestation en juin 1972, j’étais à l’UMT. Il était pratiquement le seul syndicat existant. Dix ans après, à ma sortie de prison, je me retrouve avec plusieurs syndicats. Pour le moment je garde mon indépendance.
– Police : vous êtes un communiste convaincu. Pourquoi ne pas rejoindre le parti d’Ali Yata qui est le parti communiste marocain.
– L’interpelé : j’avais quitté en 1970 ce parti par ce qu’il n’est pas communiste.
– La police : vous parlez souvent de Tazmamart. Vous êtes certainement la personne qui a communiqué à la presse étrangère des lettres sorties de ce bagne.
– L’interpelé : certainement pas, je n’aurais pas parlé publiquement de ce bagne si je suis l’auteur des « fuites ». Ils n’insistaient pas.
Tout se passa « normalement » c'est-à-dire, sans injures, sans menaces, à part un fameux policier qui dit : vous voyez qu’il parle du roi sans dire sa majesté le roi.
Aucune question sur la nature du régime, ni sur les événements qui secouaient le pays en ce janvier 1984.
Ils étaient « courtois ». Le but était de comprendre et non d’extorquer des « informations » par la torture et par d’autres moyens peu « catholiques» ou simplement de vous tabasser pour le plaisir de vous tabasser.
De cette « calme discussion », l’ex petit berger conclut qu’en une dizaine d’années, la tyrannie a pu former quand-même des policiers « intellectuels », des jeunes flics recrutés certainement dans les milieux « militants » estudiantins et bien entrainés par les polices américaines et françaises.
On fit sortir du bureau l’interpellé. Dans le couloir, le ton changea. D’autres individus, dont des gorilles prêts à vous sauter sur la gorge, firent descendre l’interpelé à la cave. On lui enleva la montre, les quelques sous qu’il avait dans sa poche, des papiers,… les nuages sombres, accompagnés d’éclairs et de tonnerre se profilaient à l’horizon. Il fut remis à d’autres individus. La division du travail oblige !
Il fut jeté dans une chambrée puante, suffocante où des dizaines de personnes étaient entassées, des drogués, des ivrognes, des pickpockets mais aussi plusieurs « politiques ».
Il trouva devant lui le docteur Jamal Belakhdar, l’un des fondateurs d’ILAL AMAM, les professeurs universitaires Abdeljalil Nadem, Saïd Benjelloune, ex détenus qui avaient «abandonné la politique» depuis des années.
Après les salutations, il leur dit : « c’est une occasion de nous revoir ».
Hassan II avait prononcé son discours télévisé vers 20h du dimanche 22 janvier 1984, quelques minutes après débuta l’opération généralisée des rafles à l’aveuglette et des arrestations politiquement ciblées.
La répression politico-sociale se mélangea au racket le plus éhonté. Hassan II avait parlé des élèves, des mineurs. Il annonça qu’il n’était plus question de faire la différence entre les grands et les petits. Ce fut une aubaine pour les ripoux. La police embarquait dans des estafettes, dans des fourgons, des centaines, des milliers de collégiens, de lycéens, des innocents mineurs, pour les relâcher contre des sommes d’argent. La rançon variait autour de 1.000 dh. Le marchandage se faisait dans la rue, au commissariat,... Les ripoux extorquaient l’argent sans scrupule aucun.  Les enfants dont les parents ne pouvaient pas payer se retrouvaient dans des cellules insalubres.
Le commissariat du quartier de l’Océan avait battu le record de l’arbitraire de la répression et de l’extorsion de fonds. Le patron, un certain Alaoui, aurait été blessé à la tête par un jet de pierres, ce qui l’avait rendu fou furieux.
Les commissariats de Rabat et de Salé étaient pleins à craquer. La police « politique » avait remis sur table les listes « noires ». Il fallait embarquer tout ce monde là et ce sans motif aucun.
Au commissariat de Rabat, les victimes furent réparties dans les différentes cellules. La gigantesque chambrée, « la salle de réception », ne pouvait contenir ces centaines de détenus. A l’extérieur, les voleurs, les agresseurs, les violeurs, les ripoux étaient aux anges. Personne ne les inquiétait.  Hassan II n’avait parlé que des « agitateurs et autres fauteurs de troubles » politiques. La chasse à l’opposant était l’unique tâche des services de l’Etat.
L’ex petit berger se retrouva entassé avec une vingtaine de détenus dans une cellule faite normalement pour 5 personnes. Les victimes s’arrangeaient pour que la moitié s’accroupît et l’autre restât debout, et cela à tour de rôle. Le trou/wc ne se voyait pas. Affamés, assoiffés, lassés, les détenus avaient « oublié » les besoins naturels. Les détenus avaient vécu 13 jours dans cet enfer.
L’ex berger, menotté, yeux bandés, avait droit à plusieurs séances d’interrogatoire. Les questions tournaient autour d’ILAL AMAM, structures, positions, autour des soulèvements populaires. Il adopta la même tactique qu’en 1972. Il se chargea, s’enfonça, pour montrer qu’il n’avait pas peur (je suis républicain, communiste,…), mais aucun, vraiment aucun mot qui pourrait nuire à l’organisation ou à un camarade.
Il fallait passer à la torture physique. Abdelilah Benabdeslam et l’ex petit berger furent emmenés dans le « laboratoire de torture », le lieu de l’extorsion des « aveux ». On enleva le bandeau à l’ex bédouin, pour mieux voir son ami souffrir car c’est par Abdelilah que les tortionnaires allaient commencer. Une fois l’opération entamée, ce dernier tomba raide. Il fut victime d’une crise cardiaque. Les flics furent surpris.
On le fit descendre du « perchoir ». Un flic toubib jugea la situation critique. Dans ce grand brouhaha, des flics redescendirent l’ex petit berger, qui échappa ainsi à la séance de torture. Abdelilah fut relâché. La police avait voulu éviter le scandale d’un assassinat.
Mohamed Sebbar avait connu un véritable enfer. Il a été torturé plusieurs fois à Rabat, puis à Tétouen. C’est le détenu qui avait été le plus torturé.
Malgré ces conditions inhumaines, les détenus rigolaient. Ils trouvaient toujours des « occupations » pour s’oublier dans ce monde de misère humaine. Il faut reconnaitre que Sebbar a une grande capacité de créativité humoristique.
Pour les personnes qui n’ont pas vécu directement ces événements sanglants ou qui se sont limité aux versions officielles, je reproduis ici une partie d’un article émouvant publié par la revue hebdomadaire TELQUEL, il y a de cela quelques années. Je rappelle aussi que l’Etat marocain a fait « découvrir » à son appendice, l’IER (instance équité et reconciliation), un seul charnier (à Nador) contenant une vingtaine de dépouilles, alors qu’il s’agit de centaines de tués. L’Etat a fait de même avec les massacres de juin 1981 (Casablanca), et de décembre 1990 (Fès)."

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"Re-bonjour prison !
Après 13 jours de calvaire cauchemardesque, 13 jours non mentionnés dans les PV de police et donc non comptabilisés dans les peines à passer en prison, les dizaines « élus » de la police furent présentés au procureur du roi. L’ex petit berger fut introduit dans le bureau du procureur (l’enfonceur selon le jargon populaire). Il est accusé, entre autres, d’avoir dirigé une cellule d’ILAL AMAM, composée de Jamal Belakhdar, de Omar Zaïdi, d’un ingénieur, d’une femme médecin. La dite cellule aurait organisé des manifestations, attaqué un train, distribué des tracts. L’ex berger ne crut pas ses oreilles. C’était du pur Kafka. Omar Zaïdi n’était jamais militant d’ILAL AMAM, Belakhdar avait divorcé avec ILAL AMAM depuis plus de 12 ans, l’ingénieur, la femme médecin étaient simplement des inconnus pour l’ex petit berger. Les faits mentionnés dans le PV n’étaient pas véridiques. Il protesta et déclara qu’il n’a jamais signé de PV de la police.
Les détenus arrivèrent la nuit tombée à la prison Laâlou de Rabat. L’ex berger se retrouva avec 125 (!!!!) autres victimes dans une chambrée. Bien que la cellule soit spacieuse, normalement elle est faite pour 30 ou au maximum pour 40 détenus, elle a reçu en son sein ce soir du 5 février (si je ne me trompe pas d’une journée) 126 détenus.
Il est impossible de dormir dans ces lamentables conditions : la puanteur, les poux, les cafards, les punaises, le manque d’espace où s’allonger. Sebbar, Zaïdi, Abdelkhalek Benzekri, Sbaï,… ont su « meubler » la nuit en racontant des blagues, chantant Marcel Khalifa, cheikh Imam, Saïd Al Maghribi… L’ex bédouin, terrassé par la fatigue, ne sentait ni la faim, ni la soif, ni la déprime…
Le lendemain, les nouveaux arrivés refusèrent de regagner « leur » chambrée, premier accrochage avec l’administration de la prison. Le quartier moderne, composé essentiellement de cellules individuelles ou de cellules faites pour 2 ou 3 personnes, était accordé en location aux gros trafiquants, aux fonctionnaires impliqués dans des détournements de fonds, aux riches. Dans ce quartier se trouvaient aussi le grand militant Abderrahmane Ben Amre et ses camarades jetés arbitrairement en prison suite à leurs démêlés politiques avec le bureau politique de l’USFP, ce dernier ayant fait appel à la police pour les coffrer. Dans ce quartier se trouvait aussi Cheikh Abdeslam Yassine et ce, suite à ses démêlés politiques avec le régime.
L’administration vida la plus grande partie du quartier « 5 étoiles » en installant les anciens locataires à l’infirmerie. L’ex berger et une dizaine d’autres victimes décidèrent d’occuper la plus grande cellule du quartier : la fameuse cellule 13. Pourquoi ? Pour discuter, blaguer, chanter. On y trouvait Abdelkhalek Benzekri, Mohmmed Sebbar, Omar Zaïdi, Ali Fkir,...
L’ex berger a eu l’occasion de faire la connaissance d’inoubliables militants, surtout des jeunes. Ils sont des dizaines. Ils étaient tous formidables.
Les militantes ont été placées dans le quartier des femmes. Elles étaient extraordinaires, aussi bien au commissariat qu’en prison. Et ce malgré les conditions lamentables où elles se trouvaient. La majorité était des enseignantes stagiaires à l’ENS. En 2012, 28 ans après, je ne peux que féliciter des militantes qui sont là toujours, le drapeau de la résistance à la main, drapeau bien brandi, telle l’infatigable Zaïna Oubihi, cadre de l’AMDH, d’ATTAC-Maroc, du mouvement syndical démocratique et progressiste. Cette militante dévouée aux causes justes, honnête et conséquente dans ses engagements, démocratique dans ses relations avec les autres, mérite toute notre considération.
Il y avait des dizaines de militants « alqaïdyines » (basistes) : de l’institut agronomique, de la faculté des sciences, de la faculté de droit, de l’ENS, de la faculté de médecine,… En frappant fort dans les milieux d’étudiants progressistes, le ministre d’ l’intérieur d’alors, Driss Basri avait ouvert, à la mouvance islamiste, les portes de l’université toutes béantes. Comme il avait encouragé par la suite cette même mouvance à envahir les plages et à ouvrir des camps de formation de véritables escadrons de la mort.
A Rabat, et comme tous les procès politiques qui se déroulent au Maroc, le procès des dizaines militants et militantes arbitrairement arrêtés en janvier 1984 a eu lieu en mars-avril 1984, et ce fût une véritable parodie, une mise en scène où il y avait tout sauf la justice, la vérité et le sérieux.
Les individus qui étaient en face des victimes, des avocats et des familles, étaient de véritables marionnettes dont les ficelles étaient tirées par la police. C’étaient de simples apprentis-acteurs qui agissaient selon les instructions des souffleurs bien placés derrière le rideau du théâtre.
C’était vraiment un moment de détente, du moins pour l’ex petit berger. Il avait beaucoup ri. Il faut reconnaître que les étudiants ont su dénuder cette comédie. A la barre, un étudiant parlait (avec ironie) d’Ismaïl : je suis sorti d’ismaïl, revenu à Ismaïl,… il refusait de prononcer le mot Moulay, car il s’agissait du camp Moulay Ismaïl. Les « magistrats » suffoquaient de rage. Un autre, fixa son regard sur le procureur (celui-ci a eu vraiment peur) puis lui dit : tu es insupportable, espèce de malpropre. Suite à une plaidoirie d’un avocat « islamiste » où il avait récité un verset de coran où il est dit entre autres que si on lit le coran sur une montagne, elle va bouger malgré elle, un troisième étudiant se tournant vers le même avocat lui dit : vous pouvez passer votre temps à réciter les versets de coran, les sentences fixées par la police ne vont pas changer d’un iota.
Les peines étaient « relativement » clémentes en comparaison avec les lourdes peines prononcées dans les villes du Nord, à Marrakech et même à Casablanca. Elles varièrent entre le non-lieu et une année de prison ferme, à l’exception toutefois d’une peine de deux ans infligée au militant Driss Anaânaâ pour avoir dessiné une carte où fut tracée la frontière qui sépare le Maroc du Sahara occidenta, une année de plus pour quelques pointillés. L’ex petit berger, tête de liste des accusés, a écopé d’une année de prison ferme. Ainsi, après 18 mois de « liberté », il se retrouva en prison avec des dizaines de militants, d’horizons politiques différents et dont la majorité faisait partie de la deuxième génération des marxistes léninistes.
Faire de la prison, ce n’est pas chose simple. Vous êtes condamnés à vivre dans un réduit, dans la saleté, à voir de près la misère humaine où vivent des centaines sinon des milliers de prisonniers de «droit commun ». La prison est faite pour les opposants au système dominant, aux porteurs d’idées neuves. Elle est faite pour les marginalisés, les exclus, pour les gens des bas-fonds de la société qui commettent des actes irréfléchis, des imprudences impardonnables qui leurs coûtent la pseudo-liberté dont ils jouissaient. Mais, dans les prisons, vous trouvez aussi, et elles sont nombreuses, des victimes de l’arbitraire, des victimes de règlements de comptes policiers, des innocents. Pour ne pas aller en prison, il suffit de baisser la tête (pour ne pas dire la culotte), d’obéir en « bon citoyen », d’applaudir ceux qui vous gouvernent, il suffit d’avoir du pognon et ce quelque soit son origine. La prison est faite pour les pauvres et pour ceux qui refusent l’assujettissement.
Dans les prisons du Maroc naissent des bébés qui grandissent dans des conditions scandaleuses.
La martyre Saïda Mnebhi, communiste d’ILAL AMAM, a écrit de prison en janvier 1977 :
Cette femme n’est pas seule
Elle est comme tant d’autres
Victime de l’exploitation
Du pouvoir des laquais
De New York et de Paris
Quand je l’ai vue
Son visage était calme
Un masque livide
Qui couve la terreur
Qui cache la douleur
Car l’homme qu’elle a aimé
Aujourd’hui l’a trahie
Il a prétexté l’adultère
Pour la jeter en prison
Et l’arracher à ses enfants
Le fer creuse son coeur
Si fort
Qu’elle a vomi du sang
Et elle est là
Gisante et souffrante
Réclamant justice à mille dieux
Mais les assassins veulent l’achever
Car elle est du peuple
Qui demain prendra l’arme
Pour la libérer.
Se retrouver en prison n’est pas chose aisée, mais c’est un lourd tribut que tout militant est prêt à payer pour des causes justes."
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"12 mois 13 jours d’emprisonnement : Quelle riche expérience !
Au cours de cette détention arbitraire, et malgré ses conditions difficiles, l’ex berger a pu se rattraper en informations relatives à la réalité politique du pays. C’était très enrichissant. Je me limite à citer certains faits.
– La rencontre avec des cadres de la gauche de l’USFP, ceux qui allaient par la suite constituer le PADS, lui a permis de mieux cerner les luttes de classes qui secouaient le plus grand parti de l’opposition et l’implication directe du palais dans ces luttes. L’Etat n’a pas hésité à intervenir directement le 8 mai 1983 pour arrêter les militants dévoués aux causes des masses populaires, épaulant ainsi le bureau politique composé essentiellement des représentants des couches sociales dont les intérêts fondamentaux sont liés aux intérêts des classes réactionnaires dominantes.
Le communiste a longuement discuté avec le grand militant Ben Amre, aujourd’hui (2012) leader du PADS. Il a trouvé en lui un militant progressiste, anti makhzenien convaincu, un dévoué aux causes des humbles. Un militant honnête et modeste. La gauche marocain a besoin de ce type de militants.   
– Le communiste a eu des discussions avec Cheikh Yassine, leader d’Al Adl Oua Al Ihsane. Il a quitté le monde des vivants en en décembre 2012. C’est un grand homme, un grand intellectuel (il maîtrise aussi bien l’arabe que le français), anti makhzenien convaincu. Leurs diagnostics politiques de la situation étaient les mêmes. Ils étaient d’accord sur la nécessité de changement et sur l’impératif engagement actif. Le changement ne peut se faire de l’intérieur des institutions makhzeniennes. Les divergences (divergences exprimées dans des formulations respectueuses) concernaient l’alternative. Cheikh Yassine défendait des projets qui auraient existé dans le passé. Pour l’ex berger, historiquement, ces projets n’ont jamais existé, et de toute façon ils sont irréalisables dans la réalité actuelle de l’Humanité.
Ils avaient discuté philosophie, Cheikh Yassine n’a pas été choqué par l’approche matérialiste et dialectique de l’ex berger.
Les autres tendances politiques, y compris les 5 jeunes islamistes arrêtés en janvier 1984, refusaient d’approcher le leader islamiste qui vivait replié sur lui-même. Il occupait une cellule individuelle.
Pour les prisonniers politiques, à part la grande porte du quartier, les portes des cellules restaient ouvertes. C’était un acquis arraché au prix de protestations et de sit in.
Un soir, et grâce à des « tuyaux » spéciaux, on apprit que Cheikh Yassine était dans la grande cour, refusant de regagner sa cellule. Le sang coulait de son nez. La majorité des prisonniers politiques refusèrent d’exprimer leur solidarité. L’ex berger fut scandalisé par cette attitude négativiste. Ali Fkir et Omar Zaïdi ont pu tromper la vigilance du gardien et descendirent dans la cour. Cheikh Abdeslam Yassine était assis, du sang coulait de son nez. On apprit de sa bouche qu’il a été agressé par le chef de détention (différent du directeur de la prison).
La meute des gardiens, à leur tête l’agresseur, arriva. Echange de mots, Zaïdi et Fkir exigèrent du « chef » de présenter d’abord ses excuses à la victime, avant de parler d’autres choses. Le bourreau commença à se justifier, en terminant par la phrase suivante : celui-là et ses semblables sont prêts à vous égorger vous progressistes, vous êtes leurs premiers ennemis.
Fou de rage, Fkir répondit : c’est un prisonnier politique comme nous, nous sommes tous les victimes de la répression du makhzen. Zaïdi intervint dans le même sens. On prétendit qu’on était là au nom de tous les prisonniers politiques du quartier moderne, ce qui était faux, mais il fallait bluffer.
Après d’âpres discussions, de coups de fil,… l’agresseur baisa la tête du Cheikh, lui présenta ses excuses et lui demanda pardon.
Cheikh dit à haute voix : qu’Allah pardonne. Merci les amis !
Les deux marxistes léninistes accompagnèrent l’islamiste Cheikh Yassine jusqu’à sa cellule. On se souhaita une bonne nuit.
L’ex berger a toujours essayé de ne pas oublier le principe de la stratification des contradictions. Dans tout conflit, il faut toujours déterminer la contradiction principale.
– Il avait eu aussi d’occasion de faire connaissance de :
* Laâziz le leader actuel (2012) du CNI. Militant aimable mais difficile à « déchiffrer » politiquement et idéologiquement.
* Mohamed Moujahid, ex patron du PSU, très sociable, aimable et honnête militant. Il représentait dans le temps la tendance « dure » des « Quaïdyines ». ILA AMAM et ses sympathisants dans le milieu estudiantin étaient pour lui des réformistes qu’il fallait critiquer.
* Mustapha Khalid, extraordinaire militant, humble, modeste. Il a été réélu par ses camarades membre du Comité national d’ANNAHJ ADDIMOCRATI lors du 3ème congrès tenu à Casablanca les 13,14 et 15 juillet 2012.
* Grine, membre du bureau politique (2012) du PPS, connu pour sa discipline partisane. Il refusait d’assister à toute discussion qui remettait en question la tyrannie de Hassan II. Il avait déclaré qu’il tenait, tel son parti, aux valeurs sacrées du pays.
* Omar Zaïdi, ancien cadre de « Line nakhdoume achchaâb », actuellement (2012) il est l’un des dirigeant du parti des verts.
* Sebbar Mohamed, secrétaire général aujourd’hui du CNDH (2012) et ex cadre du PADS, ex président du FMVJ.
*Abdelkhalek Benzekri, ex membre du bureau exécutif de l’UNEM (15ème congrès), il est aujourd’hui (2012) l’un des infatigables et incontournables militants de l’AMDH.
* Abdelghani Raki, « quaïdi » dans le temps, aujourd’hui cadre du CNI et de la CDT.
* Gmira, tendance « dure » des quaïdyines, aujourd’hui cadre du PSU.
* Abderrahim Tafnaout, ex « quaïdi », le courant ne passait pas entre lui et la tendance « dure ». Ils se retrouvent aujourd’hui au sein du PSU pour un même idéal. Il faut reconnaitre qu’il est resté fidèle à lui-même, ce sont les autres qui ont changé.
Je me limite à ces cas-là.
Lors de l’été 1984, des militants qui avaient essayé de reconstituer « 23 mars » avaient été enlevés, torturés dans les centres secrets de torture puis coffrés à la prison Laâlou de Rabat. L’ex berger retrouva son ami Abdelilah Benabsalem. En plus de ce dernier grand militant, de cet incontournable militant des droits humains, il y avait Abdelghani Qabbaj aujourd’hui membre de la direction du PSU, Boukarrou, Alami, El Fahli,… C’étaient des militants extraordinaires, dévoués, honnêtes et modestes.
L’été 1984, c’était aussi la grève héroïque de la faim observée par des militants arrêtés en janvier 1984 essentiellement à Marrakech. Cette grève fut la plus longue de l’Histoire du Maroc. Les martyrs Boubker Douraïdi et Mustapha Belhouari y laissèrent leurs vies respectivement le 27 août (à Essaouira) et le 28 août (à Safi). Des mois après, le martyr Abdelhak Chbaba allait perdre la vie dans les mêmes conditions à la prison Laâlou de Rabat.
Cet été là,  et sous la pression du mouvement des familles, de l’opinion publique nationale et internationale, et afin de créer du cafouillage autour de la grève de la faim héroïque des détenus de Marrakech, Hassan II a été acculé à libérer des dizaines et des dizaines de détenus politiques qui végétaient en prison depuis plusieurs années,  parmi eux se trouvaient les derniers détenus de 1972, ceux du procès de 1977… Toutefois, il n’était pas question pour le régime de relâcher une quarantaine de « têtes dures » d’ILAL AMAM. Il fallait attendre 1989 pour qu’il relâchât les autres à l’exception toutefois des « durs des durs » : Abraham Serfaty, Ahmed Aït Bennacer et Abdellah Elharif. Ahmed Rakiz, ex militant de 23 mars allait être gardé aussi en prison pour d’autres motifs. Il fallait attendre presque 3 années pour que le régime expulse Serfaty prétextant qu’il n’est pas marocain (???!!!), du pur Kafka, et qu’il relâche les autres.
Cette nouvelle détention qui avait duré 12 mois et 13 jours est une riche expérience pour l’ex petit berger. Il a pu vivre, discuter, débattre, rigoler avec des dizaines de militants d’horizons politiques divers, de « générations » différentes. La cohabitation était caractérisée par le respect mutuel, il n’y avait eu aucun incident majeur. Les jours passés dans la cellule 13 resteront (positivement) inoubliables. Ce passage a pu effacer l’amertume laissée par les 33 mois (septembre 1979 au juin 1982) passés au quartier A de la prison de Kénitra.
Le 5 février 1985, après 12 mois et 13 jours de détentions arbitraire, l’ex petit berger retrouva la rue, retrouva sa petite famille, ses camarades et ses amis. Ils étaient là nombreux à attendre ceux qui ont purgé leurs peines et à leurs têtes Zaïdi et Fkir. L’ex petit berger leva haut son poing gauche en signe de défi, en signe de résistance, en signe de fidélité à la cause pour laquelle se sont sacrifiés Zeroual, Saïda, Jbiha, Ben Berka, Cheikh Al Arab, Dahkoun, Grina, Douraïdi, Belhouari et tant d’autres. Ils sont des milliers à mourir sous la torture et à tomber sous les balles du régime."
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1 commentaire:

  1. Bonjour Monsieur Fkir,

    pourquoi parlez-vous de l'amertume des 33 mois passés au quartier Alif de 79 à 82? que s'est-il passé à partir de là ? parlez-vous des conflits en interne? sur quelle ligne étiez-vous positionné?

    merci

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